42
S’il faisait grand jour au-dessus du Pacifique, c’était la nuit au-dessus de Paris. Les nuages formaient un couvercle au-dessus de la ville, des écharpes de brouillard glacé tourbillonnaient dans les rues. La navette traversa les nuées en chute libre, comme une pierre, économisant son carburant, ralentissant grâce à un minimum de poussée. Plus près du sol, elle reconfigura sa voilure, devint d’un aérodynamisme tout à fait convenable – hypersonique, puis supersonique, et enfin subsonique – et descendit sous le tumulte des nuées, à travers une fenêtre de ténèbres dégagées. Sous le voile de brume, des quartiers de la ville apparurent, soulignés par l’éclairage public, les lampadaires et les phares des voitures. Ici, les buttes de Montmartre et du Sacré-Cœur ; là, le ruban sombre de la Seine ; plus loin, ce fleuve de lumière : la kermesse étincelante des Champs-Élysées.
— Regardez ! fit Auger avec une joie enfantine. C’est la tour Eiffel. Elle est toujours là, intacte. Encore debout.
— Tout est encore là, dit Floyd.
— N’est-ce pas merveilleux ?
— On finit par s’y faire, avec le temps.
— Nous n’avons jamais mérité cette seconde chance, dit-elle.
— Il arrive parfois qu’on reçoive des cadeaux immérités.
La console émit un tintement.
— Ici Tunguska, entendirent-ils. Je vous félicite. Nous avons vu la frappe mortelle à une distance de trois secondes-lumière.
Auger le laissa finir ce qu’il avait à dire avant de demander :
— Et les spores ? La Pluie d’Argent aurait-elle pu survivre à l’explosion ?
Sa réponse leur parvint avec une lenteur mortelle, six secondes plus tard.
— C’est peu probable.
— J’espère que vous dites vrai.
— Moi aussi, je l’espère, dit-il, l’air plus amusé que préoccupé, comme s’il avait épuisé toutes ses réserves d’inquiétude. À ce stade, je suppose que tout ce qu’on peut raisonnablement faire, c’est espérer que tout ira bien. Ça va, vous deux ?
Auger jeta un coup d’œil à Floyd.
— Aussi bien que possible.
— Bon. Vous vous en êtes bien sortis. Mais j’ai peur que vous n’ayez guère le temps de vous féliciter de votre succès. La blessure se referme très vite. Notre extra-drive est un peu instable, mais on peut commencer à remonter vers la sortie.
— Eh bien, dépêchez-vous, dit Auger.
— J’espérais que vous reviendriez avec nous. Et puis vous hébergez Cassandra, et il vaudrait mieux pour elle que vous la rameniez dans l’espace de la Fédération.
Floyd se pencha, retenu par son harnais.
— Elle sera au rendez-vous, Tunguska.
— Floyd…, commença Auger.
— Commencez à repartir chez vous, dit Floyd à Tunguska. Mais tenez-vous prêt à récupérer sa navette à la dernière minute. Dès qu’Auger m’aura largué, elle retournera aussitôt vers vous.
— D’après la télémétrie, vous avez suffisamment de carburant, dit Tunguska d’un ton réservé. À condition de repartir tout de suite après votre atterrissage. Si vous tardez trop, je ne garantis rien. J’espère que c’est clair.
— En Technicolor, dit Floyd.
C’était une bande de sol dégagé entre deux églises abandonnées, pas très loin de l’hippodrome de Longchamp. Si quelqu’un avait vu la navette descendre à travers le brouillard, surgir de la nuit sur le hurlement de sa propulsion verticale, il n’était pas resté dans le coin pour assister à la suite. Peut-être quelques vagabonds, pochards ou autres, l’avaient-ils observée… avant de se gratter la tête et de décider qu’ils n’avaient vraiment pas envie de s’en mêler, surtout compte tenu de l’attitude habituelle des autorités de la ville envers les gens qui fourraient leur nez là où il n’avait rien à faire. De toute façon, quoi que ce soit, il était très peu probable que ce soit encore là le lendemain matin, alors…
Du reste, le cheval volant de la Pegasus Intersolar, cabré sur le vaisseau qui étincelait à la lumière des lampadaires, paraissait impatient de s’élancer vers le ciel. En attendant, il se refroidissait en cliquetant comme un vieux four, tandis que le brouillard décrivait autour de ses tuyères brûlantes de drôles de petits tourbillons. Floyd et Auger se tenaient dessous, au pied de la rampe d’accès.
— Vous avez vos fraises ? demanda Auger.
— Comme si je pouvais les oublier, dit-il en soulevant le petit sac.
— Vous ne m’avez pas dit à qui elles étaient destinées. Pas plus que la pan-AC que vous avez convaincu Tunguska de vous donner.
Floyd palpa la petite ampoule de verre qu’il avait glissée dans sa poche. Elle contenait un fluide gris argenté à l’air anodin, sans goût ni odeur. Mélangé à la nourriture de la personne à qui il était destiné, il envahirait son organisme d’un milliard de machines inlassables, qui identifieraient et guériraient à peu près toutes les maladies connues de la science slasher. De l’immortalité en bouteille.
Enfin, pas tout à fait. La pan-AC avait le pouvoir de guérir n’importe quelle maladie, et les machines microscopiques dureraient assez longtemps pour rendre sa pleine santé au malade, et lui faire connaître une période de grâce, après quoi elles se démantèleraient tranquillement, évacuant l’organisme comme une poussière métallique microscopique. Le patient pourrait continuer à vivre pendant de nombreuses années, mais s’il venait à contracter un virus ou autre un mois plus tard, les machines ne seraient plus là pour l’en guérir.
Ce n’était donc pas l’immortalité. Mais pour Floyd c’était infiniment mieux que rien.
Il sortit sa main de sa poche, laissant la fiole au fond.
— Il faut que vous y alliez, maintenant, Auger.
— Et si je vous disais que je reste ?
Il eut un sourire. Elle crânait, mais au fond il savait qu’elle avait pris sa décision. Il devait juste faire en sorte qu’elle se sente mieux à ce sujet.
— Vous avez une vie chez vous.
— Ça pourrait être chez moi, ici.
— Vous savez bien que non. Ni maintenant ni jamais. C’est un joli rêve, Auger. C’étaient de belles vacances. Mais c’est fini.
Elle l’attira à elle et l’embrassa. Floyd lui rendit son baiser, la serra contre lui, très fort, là, dans le brouillard, comme si par la force de sa volonté il pouvait retenir le temps, comme si le temps lui-même pouvait faire une exception dans leur cas, par compassion.
Et puis, doucement, il la repoussa. Elle pleurait. Il essuya ses larmes.
— Ne pleurez pas.
— Je vous aime, Floyd.
— Moi aussi, je vous aime, Auger. Mais ça ne change rien.
— Je ne peux pas vous quitter comme ça.
— Vous n’avez pas le choix.
Elle se retourna vers le vaisseau qui l’attendait. Il savait ce qu’elle pensait : que chaque seconde maintenant comptait si elle devait fuir l’OVA.
— Vous êtes un homme bien, Floyd. Nous nous reverrons. Je vous le promets. Nous trouverons un autre moyen d’entrer, une autre façon de revenir à Paris.
— Il n’y en a peut-être pas.
— Je n’arrêterai pas de chercher. Pour vous, mais aussi pour les autres personnes coincées ici, des gens que nous n’avons jamais rencontrés, vous et moi. Ils sont encore ici, Floyd ; quelque part, dans ce monde, en Amérique ou en Afrique, et ils ignorent encore qu’ils ne peuvent plus rentrer. Peut-être certains d’entre eux ont-ils été avertis qu’ils devaient regagner Paris… mais ils ne sont sûrement pas tous arrivés. Certains n’arriveront pas avant des semaines, ou des mois. Et quand ils se rendront à Cardinal-Lemoine, ou à l’appartement de Susan… à ces endroits où ils penseront trouver une réponse, ils seront perdus, ils auront peur, Floyd. Il leur faudra un ami, quelqu’un qui pourra leur dire ce qui s’est passé. Ils auront besoin de quelqu’un pour s’occuper d’eux, pour leur redonner l’espoir. Leur dire que nous reviendrons, coûte que coûte, même si ça doit prendre du temps.
Elle l’attira à nouveau contre elle, mais juste pour une accolade chaleureuse, cette fois. Le temps des baisers était passé.
— Vous devriez y aller, dit-il enfin.
— Je sais.
Elle le laissa partir, fit un pas sur la passerelle.
— Je le pense vraiment, vous savez : je ne regrette rien, pas une minute de tout ça.
— Même pas la crasse, les plaies et les bosses, même pas la balle que vous avez prise dans l’épaule ?
— Fichtre non ! Rien du tout !
Floyd porta un doigt à un képi imaginaire, en une sorte de salut.
— Bon ! C’est exactement comme moi. Maintenant, s’il vous plaît, vous voulez bien fiche le camp de ma planète ?
Elle hocha la tête et, sans ajouter un mot, remonta la passerelle. Floyd fit un pas en arrière, les yeux pleins de larmes. Il ne voulait pas qu’elle le voie pleurer. Non à cause d’un stupide orgueil masculin, mais parce qu’il ne voulait pas que ce soit plus difficile pour eux deux que ça ne l’était déjà.
— Floyd… Je voudrais que vous vous souveniez de moi. Quand vous marcherez dans les rues… sachez que j’y suis aussi. Ce ne sera pas le même Paris, mais…
— Ce sera toujours Paris.
— Et nous l’aurons toujours à nous, dit Auger.
Elle monta dans son vaisseau. Il vit son visage disparaître, puis son corps, puis ses jambes…
Puis la passerelle s’éclipsa.
Floyd recula. Le vaisseau gronda, cracha des flammes et remonta lentement dans le ciel.
Il resta là de longues minutes, comme s’il s’était égaré dans le brouillard. Et puis il entendit un coup de tonnerre dans le lointain. Alors il fit demi-tour et commença à retourner vers la ville qu’il connaissait ; la ville sur laquelle il avait un minuscule droit de propriété.
Quelque part, loin au-dessus de lui, Auger rentrait aussi chez elle.
Tunguska avait dégagé sur la paroi une vaste zone où était affichée une image de l’OVA dont la blessure se refermait. Ils l’avaient retraversée et avaient retrouvé le vide de l’espace, mais Auger n’avait jamais connu une angoisse pareille à celle de la dernière heure de l’évasion. La plaie dans la peau de l’OVA cicatrisait à une vitesse variable, imprévisible, qui déjouait toutes les tentatives d’estimation.
— Ça aurait pu se passer plus mal, dit Tunguska de sa voix lente et impavide. Nous aurions pu rester piégés dans l’OVA, et nous ne savons pas ce qui va se passer quand la blessure se refermera.
Auger – et/ou Cassandra – s’était extrudé un tabouret à côté de Tunguska.
— Je ne vous suis pas, dit-elle. Nous aurions été emprisonnés à l’intérieur. Ç’aurait été ennuyeux, certes, mais ce n’est pas ce qu’on peut imaginer de pire. Il y aurait eu des gens, dehors, qui savaient que nous étions là, et qui auraient cherché un moyen de nous récupérer…
Ils étaient libres, maintenant, et ils pouvaient parler avec légèreté de choses qui leur paraissaient terrifiantes peu de temps auparavant.
— Mais ce n’est pas tout, dit gentiment Tunguska. L’OVA entre dans une nouvelle phase inédite, ou du moins que nous n’avions jamais observée directement.
— Encore une fois, dit-elle. Je ne…
— Depuis vingt-trois ans, il y avait un lien entre la matière intérieure de l’OVA et le flux temporel de l’univers extérieur. Je parle du lien hyperweb, évidemment. Nous savons qu’il a été activé, ou qu’il est redevenu pleinement fonctionnel après une période de dormance, pendant l’occupation de Phobos. Jusque-là, le monde de Floyd avait été figé tel que l’instantané quantique l’avait immortalisé. On peut supposer que c’est l’ouverture du lien qui a remis le temps en marche, et à la vitesse normale. Vingt-trois ans dans notre monde, vingt-trois dans celui de Floyd.
— Oui, dit-elle lentement. Ça, je comprends.
— Mais maintenant il n’y a plus de lien hyperweb. Il n’a pas été simplement mis en sommeil, comme après la réoccupation de Phobos, jusqu’à la redécouverte du portail, il y a deux ans. Il a été complètement détruit. Il n’y a plus de machinerie du portail décelable en orbite de Mars.
— Mais nous sommes entrés dans l’OVA, depuis, dit Auger. Nous avons vu T2. Nous avons vu qu’elle n’était pas figée dans le temps…
Tunguska la regarda avec, dans ses yeux aux paupières lourdes, infiniment de douceur et de compassion.
— Mais c’était avant que la blessure ne se referme, dit-il doucement. Maintenant, nous n’avons aucune idée de ce qui va arriver à T2. Le temps peut continuer à passer à la vitesse normale… ou la matière à l’intérieur de l’OVA peut entrer dans une phase de transition, et se figer à nouveau. Être plongée dans une stase comme celle qu’elle a connue pendant plus de trois cents ans.
— Non, dit-elle. Ce n’est pas possible, parce que…
Et puis elle se rendit compte qu’elle n’avait aucune objection plausible à formuler. Tunguska pouvait avoir raison, comme il pouvait se tromper. Ils n’en savaient tout simplement pas assez sur l’OVA ou son fonctionnement pour le dire.
— Je regrette, dit-il. J’ai pensé que je devais vous signaler cette possibilité, si peu probable qu’elle soit.
— Mais si c’est le cas, dit-elle, alors j’ai condamné…
Il posa son énorme main sur la sienne.
— Vous n’avez condamné personne à rien du tout. Même si le monde se fige à nouveau, rien à l’intérieur ne sera perdu. Trois milliards de vies se figeront en un clin d’œil, comme au moment de l’instantané. Ils ne sentiront rien. Ce sera plus doux que le sommeil. Et peut-être qu’un jour un événement se produira, qui provoquera la remise en marche du temps. Le monde se réveillera. Nous ne pouvons qu’espérer que, lorsque ça arrivera, des esprits plus avisés que nous interviendront de l’extérieur pour aider le monde à vivre son destin… Et peut-être que ça ne se passera pas du tout comme ça, ajouta-t-il en lui tapotant la main. Peut-être que le monde ne va pas se figer. Peut-être que, maintenant qu’il s’est réveillé, rien ne pourra plus l’empêcher de continuer son petit bonhomme de chemin.
— Nous le saurons bien un jour, n’est-ce pas ? Le peuple de Floyd ne va pas mettre longtemps à ouvrir les yeux. Les gens ont dû voir la blessure dans leur ciel. S’ils s’interrogent assez longtemps, tôt ou tard quelqu’un finira bien par additionner deux et deux.
— Et c’est eux qui frapperont à la porte pour qu’on les laisse sortir, au lieu que ce soit nous qui frappions pour entrer.
— À moins qu’ils ne frappent pas du tout, répondit Auger. Est-ce que les bébé oiseaux frappent pour que leur maman oiseau les laisse sortir de l’œuf ?
— J’avoue que je n’en ai jamais vu, répondit Tunguska.
— Un œuf ? Ou un oiseau ?
— Ni l’un ni l’autre. Mais je comprends ce que vous voulez dire. Nous aurions bien tort de sous-estimer la capacité du peuple de Floyd. Après tout, c’est une civilisation très semblable à la sienne qui s’est élevée au niveau de la nôtre.
— Les pauvres fous, soupira Auger.
Un peu plus tard, ils arrivèrent au portail de sortie. Un pépiement de la station de monitoring automatique les informa qu’une communication en temps réel avait été établie avec l’espace de la Fédération.
— C’est Maurya Skellsgard, dit Tunguska. Je la connecte ?
— Et comment ! dit Auger.
La transmission était de mauvaise qualité : le routage du signal à travers de multiples connexions de portails était, en mettant les choses au mieux, difficile, sinon presque impossible, compte tenu du chaos qui régnait dans la zone entourant le Soleil. L’image de Skellsgard n’arrêtait pas de vaciller et le son était haché.
— Je serai brève, annonça-t-elle. De ce côté-ci, nous maintenons les choses avec des bouts de ficelle et des prières. Les Slashers ont de bons techniciens, mais ils ne peuvent pas faire de miracles. Si le lien s’effondre, nous devrons attendre votre retour pour bavarder. Enfin, d’ici là, tout le monde est très fier de vous. J’ai entendu parler de Floyd, aussi. Je regrette que ça ait dû finir comme ça pour vous deux.
— Je vais bien, dit Auger.
— Mmm, on ne dirait pas.
— D’accord, je suis dévastée. Je n’ai jamais aimé les adieux, quelles que soient les circonstances. Et merde ! Pourquoi a-t-il fallu que je m’attache à lui ? Pourquoi fallait-il que ce ne soit pas un trou du cul dont j’aurais eu hâte d’être débarrassée ?
— C’est comme ça que l’univers marche, mon chou. Et vous avez intérêt à vous y faire, parce que ça risque de durer plus longtemps que le temps de Hubble.
Auger s’obligea à rire.
— Exactement ce qu’il me fallait : une épaule compatissante !
— Écoutez, poursuivit Skellsgard d’une voix grave, le principal c’est que vous soyez sains et saufs, l’un et l’autre. Compte tenu des options qui s’offraient à vous il y a quelques jours encore, je dirais qu’on peut considérer ça comme un bon résultat.
— C’est vrai. Vous avez raison.
Sauf qu’elle avait toujours, dans un coin de sa tête, les spéculations de Tunguska sur l’état quantique de l’OVA. Enfin, elle ne voulait pas y penser pour le moment.
— Et puis c’est bon de savoir que vous allez bien aussi. Je suis heureuse que vous vous en soyez sortie. Comment c’est, chez nous ?
— Tangent.
— Ce n’est pas très précis, ça… Bon, je comprends que vous ayez du mal à chiffrer, mais ça va mieux ou c’est pire qu’hier ?
— Bah, je suppose qu’on peut dire que ça va mieux, mais de la largeur d’une rognure d’ongle de Planck, alors. Les gentils des deux camps ont conclu une sorte de… pff, j’hésite encore à parler de cessez-le-feu ; disons une atténuation sur l’échelle des hostilités. Enfin, c’est toujours ça. Et certains d’entre nous ont déjà réussi à mettre leurs différends de côté, sinon nous n’aurions pas cette communication à longue distance.
— Et la Terre ?
— Tanglewood a réussi à stopper les frappes nucléaires. Ça va être joli dans le secteur pendant quelques siècles, parce que ça va briller la nuit, mais il devrait encore y avoir quelques ruines qui méritent le déplacement.
— Je suppose qu’il faudra nous en contenter, et même nous réjouir que ce ne soit pas pire. Quand tout ça sera fini, il faudra que je recommence à faire le tour des comités qui attribuent les bourses, en tendant ma sébile.
— En réalité, Auger, c’est pour ça que je vous appelle.
Le perpétuel froncement de sourcils de Skellsgard s’atténua imperceptiblement.
— J’ai des nouvelles pour vous. Je ne suis pas encore très sûre de ce qu’il faut en penser, mais j’ai ma petite idée. Inutile de dire que ce n’est qu’une ébauche.
— Dites toujours, fit Auger.
— Vous connaissez l’expression « un mal pour un bien » ?… Bon, peu importe. Ce qu’il y a, c’est que nous sommes tous bouleversés parce que nous avons perdu le portail de Phobos. J’ai regardé les données, aussi – un peu boostées grâce à un nouveau savoir-faire slasher – et on dirait bien que le lien a sauté pour de bon.
— Il ne faut pas renoncer, dit Auger avec fermeté. Il faut essayer de le réinitialiser. T2 est trop précieuse pour que nous la laissions tomber.
— Personne ne la laissera tomber, pas tant qu’il y aura tous ces trous dans la théorie. Mais pour le moment il se peut que ce ne soit pas notre principale priorité…
— Que voulez-vous dire ? fit Auger.
— Quand le portail de Phobos s’est effondré, répondit Skellsgard, il s’est passé quelque chose de vraiment bizarre. Nous ne l’avons pas remarqué tout de suite – notre matériel de monitoring n’était pas assez sensible. Mais les Slashers avaient truffé tout l’endroit de capteurs réglés pour repérer les signatures du portail. Pendant des années, ils n’ont rien détecté du tout. Rien qui indique la présence d’autres portails, en dehors de ceux de Sedna et de Phobos…
— Et maintenant ?
— Quand le lien de Phobos s’est effondré, il a dû y avoir une sorte de vibration, comme un cri d’agonie, qui a provoqué une résonance au niveau des autres liens dormants dans les parages. Mais ce n’est pas tout. Les capteurs ont relevé de faibles signaux de quinze endroits différents dans tout le système.
Auger se demanda si elle avait bien entendu Skellsgard.
— Quinze ?!
— Et il y a peut-être encore autre chose. Les signaux les plus faibles étaient à la limite de détection : il se pourrait qu’il y ait d’autres sources qui leur ont complètement échappé. Toute cette satanée galaxie pourrait grouiller de systèmes dont nous ne soupçonnions même pas l’existence. Nous ne serions jamais tombés dessus par accident : ils sont tous enfouis dans les sous-sols, sur des petites boules de glace anonymes auxquelles personne n’a jamais attaché la moindre attention.
— Dieux du ciel ! fit Auger.
— C’est un peu ça, oui. J’espère que vous êtes impressionnée.
— Pour ça oui !
— Je me suis dit que ce serait sympa de vous changer les idées, fit Skellsgard avec un sourire. Comme je disais, ce n’est qu’une ébauche de théorie. Mais dès que la situation se sera un peu tassée par ici, nous allons monter une expédition conjointe et explorer l’espace jusqu’à ce que nous ayons trouvé une de ces choses. Ensuite, nous nous connecterons dessus, et on verra bien où ça nous emmène.
— Vaste question.
— Comme vous dites. Ailleurs, dans la galaxie ? Mais à quoi bon ? Pour ça, il y a déjà le portail de Sedna. Moi, je pense que ça va nous emmener dans un tout autre endroit.
Au début, Auger essaya de modérer l’excitation de sa voix. Puis elle décida qu’elle s’en fichait. Après tout, Skellsgard savait exactement ce qu’elle pouvait éprouver.
— Dans un autre OVA ?
— C’est l’hypothèse la plus probable. Nous savons qu’il y en a beaucoup par ici. Nous savons que l’un d’eux contient un instantané de la Terre du vingtième siècle. Pourquoi d’autres sphères ne contiendraient-elles pas d’autres instantanés ? Il pourrait y avoir des dizaines de Terres un peu partout, toutes figées à des instants différents de l’histoire. L’un des portails pourrait être notre billet pour le Moyen Âge. Un autre pourrait nous ramener au milieu du Trias…
— Il faut que je sois dans cette équipe, dit Auger.
— Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement. Mais n’oubliez pas votre tenue de fouilles : il n’est pas sûr que nous arrivions aussi près d’un tunnel que la dernière fois.
— J’espère que vous avez vu juste.
— Moi aussi, dit Skellsgard. Mais même si je me trompe, je ne pense pas que nous ayons le moindre problème pour faire financer nos travaux pendant quelque temps.
Floyd ralentit sa promenade, s’arrêta sous un lampadaire. Il tendit la main, prit l’affiche collée au pied de la lampe et l’arracha, délicatement, pour ne pas la déchirer. Il la présenta à la lumière et regarda la photo imprimée à travers un voile de brouillard mouvant.
Châtelier.
Sauf que, maintenant qu’il y réfléchissait, il lui rappelait beaucoup quelqu’un qu’il avait rencontré récemment. Ce n’était pas le même homme, mais ils avaient indéniablement un air de famille. À vrai dire, ils se ressemblaient comme deux frères.
Peut-être que ce n’était que son imagination.
Mais peut-être pas.
Il plia l’affiche et la mit dans sa poche. Il y avait un numéro de téléphone en bas, pour ceux qui voulaient soutenir la campagne de Châtelier. Floyd se dit qu’il pourrait peut-être passer les voir, demain, pour poser quelques questions. Juste pour leur pourrir un peu la vie.
Il continua à marcher dans la ville en regardant les plaques de rues, à la recherche d’un point de repère. Quelque part, au loin, il entendit une corne de brume sonner dans la nuit. Une cabine téléphonique se dressait dans le vide, comme un phare. Il entra dedans, ferma la porte et regarda, à tout hasard, si une pièce de monnaie ne serait pas retombée… et en trouva une. Son jour de chance. Il la mit dans la fente du taximètre et composa un numéro, à Montparnasse, qu’il connaissait par cœur.
Ce fut Sophie qui répondit.
— Ici Floyd, dit-il. J’espère qu’il n’est pas trop tard. Greta est là ?
— Un instant…
— Attendez, dit-il avant qu’elle ne parte la chercher. Marguerite est toujours…
— Elle est toujours en vie, oui.
— Merci.
— Je vais chercher Greta. Elle est en haut.
Il attendit en pianotant sur la porte de verre de la cabine. Ils ne s’étaient pas quittés dans les meilleurs termes. Comment allait-elle prendre son retour, maintenant ? Il était resté si longtemps absent…
Quelqu’un reprit le téléphone.
— Floyd ? Où es-tu ?
— Quelque part dans Paris. Je ne sais pas très bien. J’essaie de rentrer rue du Dragon.
— On était vraiment inquiets pour toi, Floyd. Où étais-tu passé ? On t’a cherché partout toute la journée.
Elle n’avait pas l’air en colère, plutôt inquiète et soucieuse. Quant à lui, il se demanda ce qu’elle voulait dire par « toute la journée ». Il était resté absent bien plus longtemps que ça.
— J’étais parti, dit-il. Avec Auger, ajouta-t-il.
— Elle est où, maintenant ?
— Partie.
— Partie…
— Partie, rentrée chez elle. Je ne pense pas que je la reverrai un jour.
Greta parut s’absenter. Quand elle reprit la parole, ce fut d’une voix changée. Une faille s’y était ouverte. Derrière laquelle il entrevoyait le pardon.
— Je suis désolée, Floyd.
— Tout va bien.
Sauf que ce n’était pas vrai. Ça n’allait pas bien du tout.
— Floyd, où es-tu ? Je peux t’envoyer un taxi…
— Non, ça va. J’ai besoin de marcher. Je peux passer demain ?
— Oui, bien sûr. Je serai là toute la matinée.
— Je passe te voir à la première heure. J’ai envie de voir Marguerite. J’ai un petit cadeau pour elle.
— Elle croit toujours que tu vas revenir avec des fraises, dit tristement Greta.
— On se voit demain matin.
— Floyd… avant que tu raccroches… Je suis toujours sérieuse, pour l’Amérique. Tu as eu le temps, maintenant, non ? Le temps de réfléchir. Et maintenant que tu n’es plus distrait par autre chose…
— Tu as raison, dit-il. J’ai eu le temps de réfléchir. Et je crois que tu as raison. L’Amérique, ce sera formidable pour toi.
— Ça veut dire que tu as pris une décision ?
— En quelque sorte, répondit-il.
Il raccrocha et sortit de la cabine. Tout à coup, le brouillard s’éclaircit un peu, suffisamment pour lui permettre de distinguer la rue où il se trouvait. Un sentiment de familiarité excita sa mémoire, il savait où il était, plus ou moins. En réalité, il allait dans la bonne direction depuis le début.
Floyd pécha dans sa poche. Le sac de fraises y était encore, gage d’un rêve qui n’avait rien à faire dans le monde réel. Et la petite ampoule de pan-AC aussi.
Il pensa à Greta montant dans l’hydravion pour l’Amérique, tournant une nouvelle page de sa vie. Partant pour un destin plus lumineux, plus ambitieux, que tout ce qu’il pourrait jamais lui offrir à Paris. Un avenir plus brillant et qui aurait plus d’envergure que s’il partait avec elle en Amérique. Et puis il l’imagina restant ici, par amour, soignant Marguerite jusqu’à ce qu’elle guérisse, pendant que cette autre vie fuyait, lui coulait entre les doigts comme de l’eau.
Il prit l’ampoule, la laissa tomber par terre.
Il l’écrasa sous son pied, sur les pavés, et se perdit dans le brouillard.
FIN